Histoire de l'Empire ottoman de Auteur inconnu

Histoire de l'Empire ottoman de Auteur inconnu

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Histoire

Critiqué par Martin1, le 22 mai 2015 (Chavagnes-en-Paillers (Vendée), Inscrit le 2 mars 2011, - ans)
La note : 8 étoiles
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La Sublime Porte

L'Empire Ottoman ayant dominé le monde musulman pendant plus de quatre siècles, on ne saurait s'intéresser à la culture islamique sans se pencher sur cet Empire immense et étrange, dans lequel certains ont vu une société pluriethnique pacifique, et d'autres, une tyrannie esclavagiste... La vérité, comme souvent, n'est ni aussi gaie, ni aussi cruelle.

On sait, bien sûr, que cette histoire n'est pas sans rapport avec la nôtre. Lorsque le pape déplorait les guerres incessantes entre monarques chrétiens, ne disait-il pas, exaspéré, que le vrai ennemi était celui qui marchait contre Vienne ? Lorsque François Ier, en guerre contre Charles Quint, cherchait un appui solide, n'avait-il pas conclu les fameuses «Capitulations» avec les Grands Turcs ? Lorsque les Napoléon III, les tsar Nicolas, les Habsbourg d'Autriche s'entretenaient dans les fameux Concerts Européens du XIXème siècle, ne se demandaient-ils pas souvent « ce qu'il faudrait faire au sujet de l'homme malade de l'Europe » ? Et enfin, lorsque les Français occupaient patiemment la Syrie, au nom d'un mandat de la Société des Nations, n'était-ce pas le bénéfice tiré du démembrement du malade en question ?
Qu'est-ce que l'Empire Ottoman ? C'est qu'il y en a plusieurs. Il y a l'Empire glorieux, celui de Mehmed II Fatih, de Süleymân le Magnifique. Et puis il y a l'Empire malade, qui s'étend sur les trois derniers siècles. Le premier naît en 1302 sous le bey Osmân, le second meurt avec la proclamation de la République turque, en octobre 1923. Sa capitale ? Avant 1453, la capitale était double : une Roumalienne, Edirne ; une Anatolienne, Brousse. Après, c'est Istanbul, la ville aux cent quartiers et aux mille religions.
Son territoire ? L'Empire domine les Balkans, et par deux fois a frappé ses coups terribles aux portes de Vienne (1529 et 1683). Sa suzeraineté s'étend depuis les monts du Caucase, jusqu'aux Régences nord-africaines, de l'Iraq à la Palestine, du voïvodat moldave au chérifat de La Mecque. Elle englobe Qirim (en Crimée), Belgrade, Edirne, Athènes, Erzurum, Alep, Damas, Akka (Acre), Jérusalem, Mossoul, Bagdad, Basra, les Villes Saintes, Le Caire, Tripoli, Tunis, Alger.
Son gouvernement ? Il est dirigé par le Grand-Vizir. Le grand-vizirat ayant pris l'habitude de faire attendre les émissaires étrangers devant une grande porte blanche monumentale, il a gagné le surnom international de Sublime Porte. Au-dessus de ce grand-vizir, un homme, le sultan. A vrai-dire, il a quatre titres : un titre arabe, sultan, un titre turco-mongol, khan, un titre persan, padishah ; et enfin, avec l'effondrement du califat du Caire (la ville est prise en 1517), le titre éminemment religieux de calife. La succession a cela de particulier, que dans quasiment la totalité d'entre elles avant la fin du XVIème, on voit en général le frère le plus habile faire exécuter tous les autres, fussent-ils nourrissons. Un jour, un sultan en viendra à faire exécuter dix-neuf demi-frères pour s'assurer la conquête du pouvoir (Mehmed III). Finalement, cette pratique violente s'est peu à peu perdue : les frères sont emprisonnés dans une «cage d'or», sorte de prison dorée dans le palais même, et ainsi en cas de mort sans héritier, le captif peut monter sur le trône.
Peut-on parler de théocratie ? Evidemment, non, l'Empire Ottoman n'est pas plus une théocratie que la monarchie absolue de Louis XIV ou que le Saint-Empire des Habsbourg. Le sultan se conforme à la loi islamique, mais ses firman (décrets) ne sont pas rendus en son nom. D'ailleurs, il est lui-même en conflit avec les religieux (les oulémas), réticents à certains aspects de sa politique.
Difficile de résumer 622 années d'histoire en quelques paragraphes. Je serai donc prolixe, c'est vrai, mais je veux faire justice au sultanat ottoman.

LES PILIERS DE L'EMPIRE OTTOMAN
La première chose qu'il faut signaler, c'est que l'Empire Ottoman connaît une ascension si fulgurante qu'aucun souverain n'a été capable de lui porter un seul coup sérieux tout au long des XIVe, XVe et XVIe siècles, excepté le légendaire Tamerlan en 1402 à Ankara. Epoque étonnante où chaque sultan s'emploie à doubler les exploits de son prédécesseur. Kosovo (1389), Nicopolis (1396), Constantinople (1453), Marj Dabiq (1516), Belgrade (1521), Mohács (1526), Bagdad (1534)... Lépante (1574), remportée par Juan, le bâtard de Charles Quint, semble être un coup d'arrêt à leur avancée extraordinaire, au moins sur mer.

Quels sont les piliers de cet Empire immense ? En premier lieu, la troupe des cavaliers sipahi, qui forment l'élite et la noblesse de l'Empire. On ne peut parler d'eux sans parler du timâr : terre, souvent balkanique, accordée à un sipahi méritant, en récompense de ses services. Le timâr n'est pas la propriété du sipahi «timariote», mais il en a la jouissance pendant environ trois ans. En échange de ce revenu (perçu sur les paysans locaux, chrétiens ou turcs), il se doit de se présenter aux conseils de guerre et de rassembler, localement, des contingents de soldats. Ce système, très efficace, est le socle de la mobilisation des armées en Orient.
En second lieu, le corps des janissaires. Fantassins blancs, d'origine souvent chrétienne orthodoxe, forcés au célibat, ils forment une armée suffisamment puissante pour être appelés à de nombreuses fonctions que leur octroie l'Etat. Véritable main d'oeuvre de l'Etat, de bonne discipline, reconnaissables aisément à leur immense couvre-chef, ils sont la clé des victoires turques. Mais ils sont recrutés par le biais du devchirme : c'est-à-dire arrachés encore enfants à leurs familles chrétiennes et soumis à une islamisation brusque par l'ordre soufi des bektachis, dans les écoles d'Istanbul. Le devchirme est certes un symbole de la tyrannie turque, mais il faut rappeler que nombre de janissaires ont pu accéder à une glorieuse carrière à travers ce mode de recrutement, et qu'en cas de réussite, leur prestige pouvait rejaillir sur leur famille.
Autre pilier, le statut dhimmi. Après que Mûrad Ier ait posé le pied en Europe, les sultans ont imposé ce statut à tous les sujets chrétiens. On a parlé de tolérance – le mot ne correspond pas puisqu'il s'agit de fait d'une mesure discriminatoire. Il s'agit d'un « pacte de protection » : le sultan accepte de protéger les chrétiens (contre un éventuel timariote persécuteur ou un corps local de janissaires, par exemple), et leur accorde une liberté de culte sur le terrain privé ; moyennant une capitation et un impôt foncier. Cette mesure va avoir des conséquences multiples. On peut y voir un instrument de soumission remarquable, parfois très lourd pour les populations ; on peut aussi y voir une mesure d'indulgence noble de la part du sultan. Mais soyons honnêtes : ce statut, certes lourd, a sauvé la chrétienté d'Occident : en effet, bénéficiant de ce revenu annuel considérable, les sultans ont été systématiquement dissuadés de procéder à une islamisation forcée des populations (excepté, comme on l'a dit, les janissaires). De plus, une telle islamisation, sur un territoire si majoritairement chrétien, n'aurait pu se solder que par un massacre et Süleymân disait bien qu'il désirait veiller au bien-être de son peuple. Il faut dire en outre que cette mesure a incité les chrétiens orthodoxes à préférer la suzeraineté du sultan à celle du pape (car les orthodoxes sont en conflit avec le pape depuis 1054).
C'est Mehmed II, bien sûr, qui a servi de modèle à tous ceux qui lui succédèrent. En prenant la ville de Constantinople, après le célèbre épisode tactique des navires turcs voguant sur terre ferme, Mehmed II avait interrompu les trois jours traditionnels de pillage accordés à la soldatesque (après tout, la ville était appelée à devenir capitale !) et interdit la destruction des monuments religieux. Il sauvegarde le patrimoine chrétien ; mieux encore, il tolère le patriarcat de Constantinople, et garantit le libre exercice du culte orthodoxe.
S'il n'y a pas eu islamisation forcée, il y a cependant eu transfert de populations turques dans les Balkans, ce qui a entraîné de facto une islamisation spontanée. On pense évidemment à l'Albanie et à la Bosnie, qui sont aujourd'hui des pays à majorité musulmane. Mais il n'était pas impossible aux chrétiens d'accéder aux timâr et aux bureaux ottomans (ils doivent juste prêter serment à la dynastie) ; dans un XVIème siècle où l'Europe est ravagée par les guerres de religion, l'Empire Ottoman semble être «un asile de paix religieuse» selon l'expression d'André Miquel.
En termes juridiques, le droit fut posé au temps de Süleymân Ier avec le Kanûn. Autre réforme essentielle, les hauts serviteurs de l'Etat, ne sont pas issus de l'aristocratie comme en Europe, mais sont des esclaves (kul) du sultan, sa propriété. Ce qui a limité les frondes et les cabales pendant deux siècles.
N'oublions pas que le calife ottoman se veut néanmoins le rassembleur des peuples musulmans. Il veut leur donner une certaine unité de mouvement (qui a complètement disparu aujourd'hui). Il a donné à la ville de Damas, par exemple, le rôle d'organiser et de sécuriser les pèlerinages à La Mecque, ce qui a grandement contribué à sa popularité.
Qu'en est-il de l'esclavagisme méditerranéen ? L'ouvrage de Mantran n'en parle pas. Négligence grave, si l'on songe à l'ampleur de la «course» des ra'is (corsaires d'Alger, de Tunis, de Tripoli) : il était tout à fait habituel, du temps de Khayr-el-Dîn Barberousse (début du XVIème) jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, que les navires marchands européens soit capturés, et les côtes italiennes et espagnoles régulièrement razziées pour alimenter l'esclavagisme arabe : rappelons-nous que le marché d'esclaves d'Alger fut l'un des principaux moteurs économiques de la ville. L'esclavage était alors pratiqué par toutes les régions côtières musulmanes, jusqu'à Istanbul, et les conditions n'étaient pas moins dures, comme on a bien voulu le penser pendant longtemps, que l'esclavagisme d'Amérique.

LES FAILLES DE L'EMPIRE OTTOMAN
Comme tout pouvoir personnel, le risque réside dans la personnalité du sultan. Si celui-ci perd le goût du pouvoir et se satisfait d'une vie de plaisir, il fragilise la légitimité de son grand-vizir et donc la totalité de son gouvernement. Sans être une faille à proprement parler, le manque de personnalité manifeste de la plupart des successeurs de Süleymân le Magnifique est un signe certain d'insécurité.
La première chose qui doit venir à l'esprit lorsque l'on évoque les failles de cet Empire, c'est l'autonomie des provinces. Un Dey d'Alger se moque bien de l'allégeance prêtée par l'amiral Barberousse au début dans les années 1520. Un khédive égyptien, comme Mehmed Ali, entend bien être le maître de son Etat qu'il s'empresse de faire rivaliser avec la Turquie. Un dynaste Mamelouk de Bagdad n'a cure de la nomination d'un sultan qui prétend déléguer son pouvoir. Le sultan n'est pas toujours en conflit avec ses provinces, mais il faut se rendre à l'évidence : si les provinces conservent leur attachement à la Sublime Porte, c'est qu'en cas de conflit intérieur (rébellions locales, bédouins, juifs en Palestine, kurdes, tribus arabes) ou extérieur (guerre contre l'Europe ou contre le Châh d'Iran), l'appui des janissaires envoyés par Istanbul est bien utile. Alors, la suzeraineté ottomane ressemble à un mensonge que tout le monde s'accorde à vouloir faire durer.
La seconde fissure court dans les rangs des janissaires. Encore eux ! Passée l'époque de Selîm Ier, qui portait leur uniforme, et de son fils Süleymân le Magnifique, ce corps devient un foyer de résistance au pouvoir. Souvent, ils font plier le régime, saccagent les rapports avec les provinces, imposent leurs vues sur la politique. Une fois, même, mettent la capitale à feu et à sang, pillent le palais de Topkapï (révolte de Patrona Halîl, 1730). Il faut attendre 1826 pour que le corps, en insubordination permanente, soit dissous ; ainsi que l'ordre derviche des bektachis qui lui était attaché.
La troisième, ce sont les révoltes balkaniques. Bien sûr, plus l'autorité ottomane se fissure, plus les abus locaux concernant l'imposition se multiplient, et donc plus les chrétiens des Balkans tentent d'échapper à son joug. Nous ne sommes plus au temps des «champions de la foi», (Scanderberg, Stefan le Grand, les Hunyadi), vaincus mais admirables de bravoure (à l'exception notable de Vlad Tepes, qui inspira le personnage de Dracula). Cette fois, c'est une guerre sale, où les clans turcs et les clans grecs ou bulgares s'entre-massacrent. En Grèce, c'est l'expédition des frères Orlof ; en Serbie, c'est l'acquisition d'une indépendance sous tribut qui ne présage rien de bon. Et puis, on meurt dans le Monténégro, en Bulgarie, en Bosnie, dans les provinces moldo-valaques, en Crète.
Finalement, l'Empire tout entier est pris par la contagion. En Syrie, des Druzes massacrent 15 000 Maronites sans que la Porte poursuive les responsables (Napoléon III interviendra). En Arabie, la révolte wahhabite ne pourra se calmer qu'avec l'intervention de Mehmed Ali, le grand khédive d'Egypte. En Arménie, on parle déjà d'une indépendance future, d'un commun accord avec les Puissances, et en premier lieu la Russie.
L'effritement du pouvoir ottoman se fait d'abord au bénéfice... des femmes issues du harem ! Le harem est un endroit secret, gardé par des eunuques noirs (c'est véridique !), où deux centaines de belles esclaves souvent d'origine chrétienne sont éduquées (on leur apprend la culture, l'islam, l'érudition turque, la couture, le chant, la danse, etc) selon un cursus très strict en vue d'être présentées au sultan, qui peut en faire ses maîtresses, voire ses concubines. Il n'était pas question de mariage jusqu'à ce que Süleymân le Magnifique, contre toute attente, épouse la terrible Roxelane. Les sultan validé («mère du sultan») deviennent extrêmement puissantes au XVIIème siècles, avec l'exemple incontournable de Kösem Sultan.
Au XVIIIème siècle, le pouvoir perdu par le palais impérial tombe entre les mains du personnel politique, si ce n'est le grand-vizir, c'est l'agha des janissaires ou le cheykh ül-islâm.
Autre faille, la débâcle économique : l'argent se fait rare chez les Ottomans, et leur monnaie, l'aspre, ne cesse de se dévaluer. Cette fuite de l'or empire lors des Tanzimât, car les réformateurs, voulant imiter le papier-monnaie qui se diffuse au XIXème siècle en Europe, font fonctionner la planche à billets à tout-va. L'Empire se mordra les doigts d'avoir voulu jouer les apprentis sorciers...

LA QUESTION D'ORIENT : décadence, chute.
Tout au long du XIXème siècle, l'Etat Ottoman se modernise et s'occidentalise. Les moteurs en sont les progrès techniques, mais aussi et surtout la volonté personnelle du sultan. Déjà Ahmed III, pendant l'ère des tulipes, parlait français, mangeait français, renouvelait les capitulations françaises, correspondait avec le roi de France, admirait l'architecture française ; il invitait des ingénieurs français pour son artillerie (les plus célèbres sont le comte de Bonneval, qui prendra le turban, et le baron de Tott). Bref, il vivait français.
Croyant que le seul moyen pour échapper au démembrement par les puissances est de tenter de leur ressembler, il lance une longue suite de réformes, les Tanzimât. Avec les Tanzimât, le sultan s'attaque au corps des janissaires qu'il met en concurrence avec les canonniers, avant de les supprimer enfin, en 1826. Il abolit les timâr, réorganise la Marine. Il crée des Ecoles Supérieures de Génie, d'Ingénierie, de Médecine. Il instaure des écoles publiques qui échappent au contrôle des oulémas (docteurs de la foi islamique). Mieux encore, en 1839, Mahmûd II fait rédiger le rescrit impérial de Gülkhâne, qui prononce l'égalité des individus !
Dès lors, l'Empire Ottoman s'engouffre dans une occidentalisation effrénée : la codification du droit (le Medjelle), sécularisation de l'enseignement, recul devant l'autonomie des millet ouvertes à l'Occident (communautés ethnico-religieuses, comme les juifs, les arméniens, les grecs ou les bulgares). Et enfin, l'apogée : la Constitution de Midhat Pacha en 1876 ! Une Constitution parlementaire, parfaitement, avec bicamérisme et prépondérance politique du sultan. L'Empire Ottoman est plus que jamais un pays européen.
Que cet Empire a changé depuis le temps de Süleymân le Magnifique ! On ne le reconnaît plus, ne serait-ce qu'avec l'arrivée de la voiture, de la presse (elle a mis si longtemps à se diffuser !), les chemins de fer, etc. Dans les milieux aisés, certaines femmes commencent à ne plus porter le voile ! Les kadis (juges), les oulémas (chefs religieux), les müftis (docteurs de la loi) et autres conservateurs râlent devant une telle déférence devant l'Occidental. Mais aussi, les millet (communautés ethnico-religieuses semi-autonomes) s'affirment de plus en plus et les relations se crispent entre nationalistes turcs et communautés grecques, bulgares, juives et arméniennes, aussi bien en province que dans les quartiers d'Istanbul. Pendant tout le XIXème siècle, les Balkans sont théâtre de massacres... et de contre-massacres.

Le recul progressif des frontières (traités de Karlowitz, 1699, de Passarowitz, 1716, de Kütchük-Kaynardja, 1774, de Berlin, 1878 ; de Londres, 1913, de Sèvres, 1920) prouve que l'Europe n'attend qu'un moment propice pour le démembrement. Les grands propriétaires nobles, souffrant de la raréfaction de la monnaie (grand drame économique de l'Empire) et du symptôme des tchiftlik, s'acharnent plus que jamais contre les paysans. Les Grecs, les Arméniens et les Juifs de Salonique, minorités ethniques extrêmement importantes puisqu'elles sont les premières à traiter commercialement avec l'Europe, peuvent peut-être encore sauver l'Empire. Mais il faut ajouter à cela les provinces, qui perçoivent l'affaiblissement de la capitale, en Afrique du Nord, en Syrie, en Iraq. Pensent-elles à couper les ponts avec la Sublime Porte ? Certainement pas : l'Egypte est aux prises avec les occupants britanniques, Tripoli assiégée par les italiens, Tunis et Alger aux mains des Français... elles ont besoin de l'aide des Turcs ! Mais la Sublime Porte n'intervient pas ou peu, elle en a déjà trop à faire... et se venge même de ces provinces qui ont si souvent nargué son autorité.
Et l'islam dans tout cela ? Vous l'aurez compris, si les chrétiens étaient admis dans l'administration, à l'unique condition de prêter serment à l'Etat Ottoman, c'est que "l'ottomanisme" primait sur l'islam sunnite turc. Alors quand l'ottomanisme s'affaiblit, l'islam populaire, évidemment, s'affermit et se radicalise (c'est le retour de l'«esprit ghazî» du nom des soldats musulmans qui ont fait la gloire ottomane avant l'apparition des janissaires).

Finalement, l'occidentalisation du régime, très critiquée, cesse brusquement en 1878 ; le sultan Abdül-Hamîd II institue une dictature, qui est pour lui l'unique moyen de sauver l'Empire. Il met fin aux Tanzimât, fait assassiner Midhat Pacha dont il suspend la Constitution, tout en s'appuyant sur la religion. S'il établit une sorte de "pacte musulman", turco-arabo-kurde, s'il fait construire des mosquées et redonne une place d'honneur à l'étude du Coran dans les écoles, c'est pour résister aux non-musulmans. Il réprime très durement les Arméniens, fait la guerre aux Bosniaques, aux Grecs, aux Serbes : tout cela lui vaudra le surnom de Sultan Rouge. Mais c'est aussi une personnalité à plusieurs facettes, puisqu'il accélère la modernisation technique du pays (il est à l'origine des chemins de fer du Hedjaz et de Bagdad), améliore la justice. Il réussit l'exploit de trouver de l'argent malgré le marasme économique, par le biais d'un rapprochement avec l'Allemagne (qui préfigure l'alliance lors de la Guerre Mondiale). Il est en outre grand amateur d'art et d'opéra !
Les partisans des réformes forment alors le célèbre parti des « JEUNES TURCS », ou Comité Union et Progrès (CUP), émules des Lumières et de la Révolution Française, qui précipitent la Révolution Turque en 1908. La Constitution est rétablie. Arrivés au pouvoir, les Jeunes-Turcs, sont tantôt libéraux, tantôt centralisateurs autoritaires. C'est l'époque de l'émancipation de la femme (dans les milieux aisés surtout, on la voit retirer son voile, se promener seule... pendant la Grande Guerre, elle devra travailler pour le pays), et de l'ouvrier. Mais les Jeunes-Turcs se montrent toujours incapables, comme Abdül-Hamîd II l'avait deviné, de faire face à la guerre.

C'est qu'elle arrive au galop, cette guerre. Les terribles guerres balkaniques (1911 - 1912), d'abord, qui s'achèvent par la perte des Balkans. Et puis, la Grande Guerre, le glas.
Là, le bain de sang est absolument monstrueux. Dans les Dardanelles, la résistance ottomane est héroïque, mais extrêmement sanglante (c'est l'Enfer des Dardanelles). En Syrie, au Liban, en Iraq, dans le Caucase, le bilan humain est partout effroyable. Et le nationalisme turc est plus fort que jamais.
C'est dans ce contexte que survient le drame. Pourquoi les Arméniens ? Parce qu'ils formaient la minorité ethnique (millet) la plus proche de l'indépendance sur le moment. Parce qu'elle était chrétienne et que Mehmed V appelait à la guerre sainte. Parce que le nationalisme turc attisait le mépris général pour les Arméniens. Parce que dans un contexte de guerre, l'ennemi intérieur est mille fois plus haï que l'ennemi extérieur. Parce que si les Arabes se révoltaient aussi, on pouvait encore tenter une paix arabo-turque fondée sur la religion commune. Mais les Arméniens couraient droit à l'indépendance en s'entendant avec les Russes, en brisant les liens avec Istanbul. Aussi parce que les Jeunes-Turcs étaient des grands admirateurs de la Révolution Française, et que, tels des Robespierre devant les Vendéens, prônaient un égalitarisme centralisateur auquel les Arméniens s'opposeraient jusqu'au bout, désirant protéger leur particularisme et leur semi-autonomie.
On prétexta une «évacuation du territoire de guerre», simple mesure de sécurité. Le déplacement de population se fit à pied dans des circonstances simplement inhumaines. Aux deux millions de morts qu'entraîna le génocide, on doit encore ajouter les victimes du blocus de Djemâl qui entraîna la plus grande famine que le Liban ait jamais connu.
Finalement, les Puissances occupent la totalité du territoire ottoman ; partagent le Proche-Orient en quatre "mandats territoriaux" (Mésopotamie, Transjordanie, Palestine, Syrie) dont trois sont confiés à la Grande-Bretagne et le dernier à la France. L'Anatolie, dégoûtée, craignant une occupation par les Grecs, les Français (en Cilicie), et les Anglais, finit par se révolter contre sa capitale. Mustafâ Kemâl réunit des Congrès anatoliens, donne un ultimatum à la Sublime Porte, installe une Grande Assemblée à Ankara, reçoit le soutien secret de l'URSS, déclare la guerre aux Européens et au gouvernement vaincu. De 1919 à 1922, c'est la guerre, de nouveau. Kemâl la remporte ! Il négocie un traité de Lausanne (1922) où il agrandit considérablement la Turquie. Mais surtout il défait le sultan, abolit le califat, remplace le turc ottoman (arabe) par le turc latin et proclame la République laïque de Turquie. Commence alors, sous son égide, une longue «Révolution Kemaliste» qui lui vaudra, bien plus tard, l'épithète glorieux d'Atatürk, qui signifie « Turc comme au temps des anciens ».

CONCLUSION
L'ouvrage de Robert Mantran est passionnant et très éclairant. Mais je regrette qu'il ait oublié le thème de l'esclavagisme méditerranéen, et qu'il ait été si succinct sur celui du génocide arménien. En revanche, il permet de mieux comprendre cet Empire qui fut notre adversaire, à nous Européens, pendant des siècles, et que nous n'avons jamais vraiment su connaître.

Alors que penser de l'Empire Ottoman ? Il fut animé par des hommes politiques fins et intelligents, parfois tout à fait remarquables (Mehmed II et Süleymân Ier). Mais dès le début de l'affaiblissement du pouvoir central (fin XVIème), les vers le rongent de toutes parts, et l'homme malade de l'Europe sombre dans une lente agonie qui durera trois siècles. La désolidarisation des provinces, la crise économique, l'indiscipline des janissaires, les mécontentements croissants des paysans chrétiens, l'aspiration à l'autonomie des communautés ethniques (millet), la crise balkanique, la formation des partis, les Tanzimât, la pression des grandes Puissances, c'est un peu tout cela qui est cause du désastre.

La plus grande leçon, peut-être, c'est celle du multiculturalisme. L'Empire croyait pouvoir se fonder pacifiquement au-dessus d'un peuple d'une si grande diversité religieuse et raciale : il y aura réussi pendant quelques temps, mais en renonçant à l'unité de l'Etat. Il ne peut y avoir à la fois une société pluriculturelle et un Etat égalitaire, c'est du moins ma conviction personnelle.
Finalement, l'occidentalisation du régime aura brisé l'équilibre, et accentué les haines et les massacres inter-communautaires. Le zèle des Jeunes-Turcs, jacobins dans l'âme, pour qui le renoncement à l'Etat était impensable, précipita le désastre. L'affaire était si grave qu'elle dégénéra en génocide. L'Histoire est tragique.

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Les éditions

  • Histoire de l'Empire ottoman [Texte imprimé] sous la dir. de Robert Mantran
    de Mantran, Robert (Directeur de publication)
    Fayard
    ISBN : 9782213019567 ; 40,60 € ; 11/02/2003 ; 810 p. ; Relié
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